Faisons la lumière sur la société des Cristalleries de Nancy, longtemps méconnue de tous. Et pourtant, c’est l’une des plus anciennes cristalleries de Lorraine et la toute première à s’installer à Nancy. Découvrons son histoire !
Longtemps tombée dans l’oubli, la société des Cristalleries de Nancy continue aujourd’hui de revivre à travers l’ouvrage unique de Gérard Caussaint.
Un ouvrage de 384 pages, illustré par plus de 400 photos, il raconte la folle aventure de la cristallerie spécialisée au départ dans l’art du flaconnage.
Si vous aussi, vous ne connaissez pas l’histoire de cette cristallerie, on vous propose de revenir à ses origines.
De sa création à sa fermeture en passant par sa production prolifique, on vous dit tout !
Les débuts des Cristalleries de Nancy
Revenons au moment où tout a commencé : en 1900 lorsque l’industrie du verre est florissante en Lorraine.
À l’époque, de grandes manufactures et verreries d’art existaient déjà à Nancy, à l’instar de Daum et d’Emile Gallé.
En 1918, la parfumerie de luxe rencontre un franc succès.
Mais les cristalleries existantes ne peuvent pas couvrir la forte demande en flacons. Parmi les plus grands créateurs parfumeurs de l’époque, on peut citer James H. Creed (1715) et Dissey & Piver (1774).
Dans la foulée, la mode évolue et les parfumeurs troquent les fioles pharmaceutiques contre les flacons artistiques.
Les flacons sont alors élevés au rang d’œuvre d’art. Le parfumeur et industriel visionnaire François Coty s’empare rapidement de cette tendance et décide de s’approvisionner auprès des Cristalleries de Baccarat.
La production connaît un tel essor sans précédent qu’il donna à un homme l’idée de fonder sa propre usine.
Jules Alexis Bayet, l’homme d’affaires à l’origine des Cristalleries de Nancy
Jules Alexis Bayet est le fondateur de la société des Cristalleries de Nancy.
Avant cela, il a suivi une formation chez les Cristalleries de Baccarat avant d’être promu sous-chef à la nouvelle taillerie de Rambervillers. Cela lui a permis de maîtriser les différentes techniques de fabrication de flacons de parfum.
Jules Bayet se rapproche ensuite de François Coty et devient le directeur de la cristallerie Coty spécialisée dans la taille, polissage et le bouchage de flacons.
Pour satisfaire une demande de flacons toujours plus importante et exigeante, Jules Alexis Bayet prend la décision de monter sa propre société qui deviendra les Cristalleries de Nancy.
Daum est conscient de la menace que peut représenter un tel projet. Pour calmer ses inquiétudes et le rassurer, Jules Bayet lui rend une visite de courtoise le 7 juillet 1920 en disant : « […] pas de concurrence, que des flacons que vous ne faites pas, pas de couleur sauf pour le flaconnage, pas d’appât par le gain de vos ouvriers ».
La naissance d'une nouvelle verrerie en face de chez Daum France, rue du Faubourg Saint-Georges
La société des Cristalleries de Nancy est officiellement née le 29 septembre 1920 en Meurthe-et-Moselle.
Son fondateur, Jules A. Bayet a pour ambition de créer une industrie de la verrerie et de la cristallerie indépendante axée sur la fabrication de flaconnage de luxe.
La nouvelle usine est implantée en face de chez Daum au 88, rue du Faubourg Saint Georges à Nancy, sur un terrain de près de 52 000 m2 ayant appartenu à la Société des Tonnelleries d’Adolphe Fruhinsholz.
Entreprenant et charismatique, J. A. Bayet s’entoure de grands hommes d’affaires nancéiens (comme Gustave Simon, Alfred Krug et Pierre Jacquemin) pour la concrétisation d’un projet d’une telle envergure.
La manufacture débute officiellement son activité le 27 janvier 1921 avec une équipe composée d’une petite centaine d’ouvriers, dont une trentaine subtilisée aux ateliers de Daum.
Jules Bayet déclare que « […] dès l’entrée qu’il ne prendra aucun ouvrier de l’usine, qu’il en prend l’engagement formel. Il a l’intention de ne faire que le flaconnage en cristal et n’a besoin que de 12 souffleurs, 6 cueilleurs et les relais soit en tout 29 verriers qu’il sait où prendre, mais pas chez nous. Il amène avec lui, de Boulogne, ses cadres et montera un four à 6 pots. Le personnel de la taillerie sera dressé par lui-même et comprendra surtout des femmes. »
Selon un article de presse publié en 1923, l’effectif du personnel passe de 344 ouvriers en janvier 1922 à 432 en décembre de la même année puis à 500 après deux ans d’activité.
La taillerie se compose essentiellement de femmes tandis que la halle est réservée à la gent masculine.
En 1926, l’effectif atteint 1 100 ouvriers mettant en évidence la progression rapide de l’entreprise.
Qu’est-ce qui fait le succès de la cristallerie ?
Les Cristalleries de Nancy ont su rivaliser avec les cristalleries voisines de par la qualité de leurs productions.
La clé de son succès réside dans sa capacité à répondre sans délais à leurs clients et à fournir les flacons le plus vite possible.
Pour ce faire, la manufacture sélectionne les meilleurs produits de base comme le sable blanc de Fontainebleu réputé pour sa pureté en raison de sa composition de 95 à 99% de silice. Ce sable blanc provient de la Compagnie des Sables de Nemours à Paris.
Concernant la houille utilisée pour la chauffe des fours, elle est fournie par le voisin J. Kronberg.
Le transport des matières premières, de l’énergie et des produits finis s’effectue depuis et vers le port Saint Georges ou la gare SNCF par la société Ribeyre.
Dans l’optique de préserver la qualité impeccable de ses créations, la cristallerie élabore et perfectionne les machines et les moules modernes utilisées directement dans ses propres ateliers et bureaux d’études.
En outre, elle prend soin de former elle-même ses graveurs et tailleurs, mais aussi de choisir les plus grands designers.
Ses efforts ont finalement porté leurs fruits et son ascension fut fulgurante. La preuve en est : Jules Bayet signe des accords de partenariats avec de grands parfumeurs comme Guerlain, D’Orsay, Houbigant.
Dès 1921, plusieurs flacons autrefois édités par Baccarat se retrouvent à porter la signature des Cristalleries de Nancy tels que les modèles « bouchon quadrilobé » et « bouchon cœur renversé » du parfumeur Guerlain.
Pour l’exposition de 1925, la cristallerie réalise les premières éditions en cristal du modèle « chauve-souris » de Guerlain.
Les designers et artistes de la cristallerie
1) Auguste Houillon
Auguste Houillon est un talentueux verrier et graveur français né le 3 mai 1885 et décédé le 3 avril 1954 à l’âge de 68 ans. Il est proche de Jules Bayet par sa parenté avec la famille Biet.
Il rejoint l’équipe des Cristalleries de Nancy en tant que directeur artistique dès leur création en 1921. Il est à l’origine du premier catalogue édité dans l’urgence en 1922 en vue de réorienter les productions après la crise de 1921.
Auguste Houillon a aussi collaboré par le dessin avec son ami Almaric Walter pour la réalisation de ses œuvres, comme le confirme la présence de la cosignature « Walter, Bergé, AH » sur certaines pièces en pâte de verre.
2) Michel Colle
Michel Colle est un artiste peintre bachamois né le 7 janvier 1872. Très jeune, il se passionne pour la peinture qui occupera une place de choix dans sa vie. Il devient alors apprenti dans les Cristalleries de Baccarat.
Conscient de son savoir-faire, Jules Bayet fait appel à ce peintre de génie dans le but de se démarquer lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925.
Une collaboration des plus fructueuses puisque la cristallerie remporte un grand prix lors de l’Exposition et Michel Colle obtient une médaille d’argent pour sa collaboration.
Un catalogue de produits large et diversifié
La Société des Cristalleries de Nancy dispose d’un riche catalogue de produits comprenant des flacons en cristal taillé, des services de table, des vases, coupes, des garnitures de toilettes et des objets divers.
1) Des flacons en cristal haut de gamme
À ses débuts, la nouvelle usine voulait se borner à la création de flacons en cristal. Elle fut la première sur le sol nancéien à utiliser cette matière.
Jules Alexis Bayet a vite compris que le cristal possédait des propriétés supérieures au verre ce qui en fait le composant idéal pour des flacons de parfums de qualité supérieure.
2) Des vases
Les Cristalleries de Nancy possèdent un catalogue de près de 200 vases, de formes, de hauteurs et de décors différents.
L’ensemble de ces pièces sont réalisées à partir de 100 moules. On peut citer les vases en cristal doublé gravé à l’acide créés par Auguste Houillon ou encore les séries limitées signées « GUERYCOLAS » et « NS CLAUSE ».
La découverte de quelques planches de dessins permet également de dégager plusieurs grandes périodes :
La première période est destinée à la production traditionnelle qui débute avec le catalogue édité en 1922 par Auguste Houillon. La cristallerie est obligée de réorienter sa production à cause de crise de 1921 et de se tourner vers d’autres types de fabrication.
En septembre 1922, l’arrivée d’un four à 12 pots permet de réaliser 26 vases, dont 5 sont en cristal doublé taillé de couleur (rose, vert, bleu, mousse, orangé ou améthyste).
La deuxième période est celle où la ville de Nancy entame un virage vers l’Art déco.
Le catalogue de 1928 se distingue par la qualité exceptionnelle et la diversité des vases présentés sous 26 formes. On compte au total 80 vases, dont certains sont en cristal blanc et d’autres en cristal doublé.
La technique utilisée pour leur fabrication est celle de cabochons de couleur, collés à chaud sur le cristal clair.
3) Des services de table (carafe et verre)
Les catalogues trouvés proposent environ 140 services de table présentés sous 50 formes. Chaque service rassemble entre 38 et 52 pièces comprenant : une carafe à vin, carafe à eau, broc à eau et verres. Près de 350 moules ont été nécessaires à leur élaboration.
Édité en 1922, le premier catalogue présente 47 services, déclinés sous 9 formes.
Pour le choix des noms donnés aux différents services de table, on retrouve :
- Des noms de planètes : Jupiter, Mars, Sirius, Vega, Mercure, Saturne ou Uranus
- Régions de France : Lorraine, Provence, Bretagne, Alsace, Languedoc, Savoie, etc.
4) Des garnitures de toilette
Auguste Houillon emploie la technique de la gravure chimique pour réaliser la plus impressionnante garniture de toilette des Cristalleries de Nancy : le service « Carmen » taillé et gravé à l’acide sur un cristal doublé de couleur (vert, rose, bleu et améthyste).
Dans les années 1930, la manufacture conçoit également un ensemble de modèles en cristal doublé, pressé moulé. Les surfaces sont polies pour retirer la couche de cristal de couleur et faire apparaître le cristal clair.
Formées par le moule, les parties en retrait, quant à elles, conservent la couleur du doublage.
Les couvercles des boîtes à poudre et les couvre-bouchons des flacons sont disponibles en cristal doublé et taillé ou bien en cristal noir uni.
Ces garnitures se retrouvent dans le catalogue de 1931, comprenant 7 pièces : un flacon n°3, un flacon n°5, un vaporisateur, une boîte à poudre, une boîte à brosse, un gobelet et une boîte à savon.
Les Cristalleries de Nancy : tout savoir sur sa signature de marque
Le dépôt de la marque s’est fait le 29 septembre 1920 au greffe du Tribunal de Commerce de Nancy.
Le tampon utilisé comprend le dessin d’un cercle dans lequel apparaissent une croix de Lorraine, le sigle « CN » et le mot « CRISTAL NANCY ».
Il fait office de signature de fabrique de la manufacture, à reproduire sur tous les objets conçus par elle : flacons de parfum, vases, services de table et garnitures de toilette.
En 1921, le marché à l’exportation entraîne la modification du tampon pour bien situer la ville de Nancy :
- Suppression des lettres C et N
- La croix de Lorraine n’est plus encadrée par les deux lettres,
- NANCY est positionné en dessous de la croix,
- CRISTAL conserve le même emplacement que pour la marque déposée
- la mention « France » vient remplacer « NANCY ».
Parmi les autres exemples de signatures utilisées par la cristallerie :
Un cercle dans lequel figurent la croix de Lorraine au milieu, le mot « CRISTAL » en haut et « NANCY » en bas
Certaines estampilles comprennent des marques supplémentaires et le nom des parfumeurs comme les flacons de Marcel Guerlain, D’Orsay ou Patou, complétées par le mot « FRANCE » à l’extérieur du cercle ou les termes « MADE IN FRANCE » sur le pourtour extérieur du tampon.
D’autres signatures font aussi leur apparition : le même cercle, mais enrichi avec la croix de Lorraine plus épaisse, les initiales CN et un texte différent en pourtour intérieur du cercle : « CRISTAUX D’ART » en haut et « de NANCY FRANCE» en bas.
Le déclin progressif des Cristalleries de Nancy
Le krach boursier de 1929 a provoqué la plus grave crise économique du XXe siècle, qui n’affecte la France que tardivement.
Il s’ensuit une période de Grande Dépression qui va faire chuter brusquement la demande étrangère et conduire à la surproduction des entreprises, notamment des cristalleries françaises axées sur les produits de luxe comme Daum, Saint-Louis et Baccarat.
Mais la plus touchée reste la société des Cristalleries de Nancy qui ne parvient pas à se redresser. Et pourtant, de nombreuses tentatives ont été menées pour sauver la situation. En l’occurrence, le ralentissement de la production en réduisant le nombre de fours en marche à un seul.
Plusieurs ouvriers ont aussi été licenciés et le nombre d’heures de travail réduit à 30 heures pour la taillerie et à 35 heures pour la halle.
Cependant, la situation continue de s’aggraver et les difficultés se multiplient.
En septembre 1931, la dévaluation de la livre sterling entraîne une hausse de prix des produits français sur le marché mondial et un blocage à l’exportation.
Malheureusement, en tant que jeune entreprise, les Cristalleries de Nancy ne possèdent pas les réserves financières nécessaires pour pallier à ce problème.
Finalement, la Banque d’Alsace Lorraine demande que le compte de l’entreprise soit liquidé. Et le 7 avril 1934, la société est déclarée en faillite. Une partie des équipements sont rachetés par les frères Daum.
Cent ans plus tard, les locaux des Cristalleries de Nancy ont quasiment disparu, seuls les bâtiments administratifs apparaissent et disparaissent, dont la porte d’entrée et la rampe d’escalier sont signées Jean Prouvé.
Sources : Nancy, la cristallerie oubliée, Gérard Caussaint, ALORAF